Blackout espagnol : il faut surveiller la tension

À ce jour, les causes de la panne géante qui a privé l’Espagne et le Portugal d’électricité en avril 2025 ne sont pas officiellement déterminées. Comment expliquer ce blackout et quelles leçons en tirer ? Réponses de Philippe Jacquod, professeur à la HES-SO Valais-Wallis.

 

Rappel des faits

Au printemps dernier, un blackout d’ampleur inédite plongeait une grande partie de la péninsule ibérique dans le noir pendant près de vingt heures. Trois rapports factuels émanant du ministère espagnol en charge de l’énergie, de Red Eléctrica (le gestionnaire du réseau de transport espagnol), et d’ENTSO-E (l’organisation européenne des gestionnaires de réseaux de transport) mettent en évidence un problème de tension sur le réseau, sans pour autant identifier de cause unique au blackout. Le rapport final d’ENTSO-E, attendu dans les prochains mois, devrait permettre de préciser les erreurs éventuelles et de formuler des recommandations d’ordre technique et organisationnel.

 

Comment expliquer le black-out d’avril 2025 ?

À la lecture du rapport factuel d’ENTSO-E, il apparaît que le problème principal concerne la tension sur le réseau électrique. Mais avant d’aller plus loin, permettez-moi de rappeler que deux paramètres doivent être contrôlés en permanence : la fréquence – autour de 50 Hz – et la tension – dans une fourchette acceptable selon le niveau auquel on se situe. Si la tension s’écarte trop de sa zone de tolérance, des protections automatiques coupent certaines lignes ou déconnectent certaines installations pour éviter des dommages. Et pour ramener la tension dans sa zone normale, les centrales électriques injectent ou absorbent de la puissance dite réactive. Revenons maintenant au cas espagnol : le rapport montre que le réseau présentait déjà une tendance à la surtension. Certaines centrales contribuaient à la maintenir dans une zone acceptable, mais une série de mesures prises pour résoudre un autre problème – des oscillations de fréquence indésirables – a provoqué une nouvelle hausse de la tension. Les protections de plusieurs centrales impliquées dans sa stabilisation se sont alors déclenchées, entraînant leur déconnexion en cascade et aggravant encore la situation, jusqu’à ce que le système finisse par s’effondrer.

 

Quelles fragilités du système électrique espagnol ou de sa gestion cet événement a-t-il révélées ?

Ce blackout montre qu’un paramètre du réseau mal surveillé peut finalement échapper au contrôle. En l’espèce, les conséquences sur la tension de manœuvres engagées pour corriger un autre problème n’ont pas été suffisamment anticipées. L’épisode met aussi en lumière une contrainte structurelle : le goulot d’étranglement entre l’Espagne et la France. Les interconnexions à très haute tension y sont en effet relativement peu nombreuses au regard des besoins, ce qui peut favoriser des tensions élevées côté espagnol si d’importants flux d’électricité sont exportés vers la France. Cela dit, ce facteur ne suffit pas à expliquer l’événement ; s’il avait été déterminant à lui seul, un incident comparable serait probablement survenu plus tôt.

 

La montée en puissance des renouvelables a-t-elle pu jouer un rôle dans l’incident ?

Peu avant le blackout, une hausse soudaine de la consommation a été observée dans les données du système. Elle pourrait s’expliquer notamment par la déconnexion, sous l’effet de la surtension, d’un grand nombre de panneaux photovoltaïques raccordés au niveau des réseaux de distribution. Ces installations étant très dispersées, il est toutefois difficile d’en mesurer l’effet. Cet épisode s’inscrit aussi dans un contexte plus large : avec l’essor du solaire et de l’éolien, la part des centrales traditionnelles – qui assurent historiquement la stabilité du réseau, et notamment le contrôle de la tension – a diminué. Et on n’a pas exigé que les nouvelles installations disposent elles aussi de capacités de régulation. Tant que leur part restait faible, ce n’était pas un problème, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Quelles leçons tirer de l’incident ibérique pour réduire au maximum le risque de blackout en Suisse ?

J’aimerais rappeler que les blackouts sont des événements extrêmement rares, même si on en a beaucoup parlé ces derniers temps – en mélangeant d’ailleurs blackout et pénurie, alors que ces deux phénomènes n’ont rien à voir. Le cas espagnol rappelle surtout qu’il faut accorder davantage d’attention au contrôle de la tension. Jusqu’ici, on se concentrait principalement sur la fréquence, en supposant que la tension suivait. Je pense que le rapport final recommandera d’équiper les nouvelles centrales – y compris les renouvelables – de capacités de régulation leur permettant de contribuer au maintien de la tension. Il pourrait également souligner l’importance d’anticiper les effets de certaines manœuvres dans un réseau devenu plus complexe. Ce rapport final devrait en tout cas livrer une analyse précise de ce qui a fonctionné et de ce qui aurait pu être mieux fait.

Propos recueillis par Elodie Maître-Arnaud

 

L’expert

Philippe Jacquod

Physicien diplômé de l’ETH Zurich et docteur en sciences naturelles de l’Université de Neuchâtel, Philippe Jacquod est professeur à la HES-SO Valais-Wallis depuis 2013. Il dirige une équipe de recherche dans le domaine de l’énergie.