Systèmes de stockage par batteries : quels choix pour demain ?
Les batteries promettent beaucoup, mais leur intégration dans le système électrique suisse soulève encore de nombreuses questions. Nous avons fait le point avec Mario Paolone, professeur à l’EPFL.
Rappel des faits
La transition énergétique met les réseaux électriques sous tension. L’essor des renouvelables fragilise l’équilibre entre production et consommation, avec des variations journalières rapides et difficiles à prévoir. Dans ce contexte, les systèmes de stockage par batteries (BESS) apparaissent comme une réponse prometteuse : ils absorbent l’électricité quand elle déborde, la restituent quand elle manque, stabilisent la fréquence et peuvent même limiter les travaux de renforcement des réseaux. Reste à savoir comment les déployer, qui doit les posséder, et selon quelles règles.
Quel rôle les batteries de stockage sont-elles amenées à jouer dans le système électrique suisse ?
Les batteries permettent de stocker l’électricité à court terme, à l’échelle d’une journée. La technologie est mure et fiable et leurs prix baissent. Elles complètent ainsi d’autres solutions comme le pompage-turbinage ou la production de gaz de synthèse, qui permettent de stocker l’électricité sur des durées plus longues. Une application typique des batteries est l’arbitrage ; il s’agit pour les producteurs d’acheter l’électricité quand les prix sont bas – souvent en cas de forte production solaire –, de la stocker puis de la revendre lorsque les prix remontent. Les batteries sont aussi très utiles pour les services système, en particulier certains réglages de fréquence. Maintenir la fréquence du réseau autour de 50 Hertz est en effet indispensable pour assurer l’équilibre entre production et consommation, et la rapidité de réaction des batteries en fait un outil idéal ; c’est d’ailleurs l’une des applications des batteries les plus importantes au monde. Elles peuvent encore contribuer à la décongestion du réseau. Lorsque les flux de puissance sur certaines lignes deviennent trop importants, plutôt que de renforcer ou construire de nouvelles lignes, il est ainsi possible d’installer des batteries dans des sous-stations, ce qui permet de contrôler les congestions et de limiter des investissements plus lourds.
Et si l’on regarde du côté de la moyenne et de la basse tension ?
À l’échelle domestique, les batteries servent surtout à l’autoconsommation ; un ménage équipé de panneaux solaires et d’une borne de recharge peut ainsi stocker son électricité pour maximiser son usage local. Mais ces petites batteries peuvent aussi être regroupées par des agrégateurs, qui additionnent virtuellement leurs capacités pour atteindre le seuil minimal de 5 MW permettant de participer au marché de réserve ou d’arbitrage en Suisse. Des entreprises comme Axpo ou Alpiq explorent déjà ce modèle de « pooling ».
À ces niveaux de tension, se pose aussi la question du rôle des GRD (gestionnaires de réseaux de distribution) en matière de systèmes de stockage par batteries…
Plusieurs études montrent que le fait de renforcer les réseaux de distribution avec des systèmes de stockage peut être plus avantageux financièrement pour la collectivité que d’investir uniquement dans des câbles. En Suisse, la possibilité pour un GRD d’être propriétaire de batteries est toutefois très encadrée, car elle touche directement à la séparation des activités de réseau et des activités de marché. La Loi sur l’approvisionnement en électricité (LApEl) impose en effet une séparation entre le monopole régulé (exploitation du réseau) et les activités concurrentielles (production, fourniture, services de flexibilité, etc.). En principe, un GRD ne peut pas posséder ou exploiter des actifs de production ou de stockage utilisés pour participer aux marchés – réserve, arbitrage ou trading, par exemple. Et ce, afin d’éviter toute distorsion de concurrence. Un GRD peut être propriétaire d’une batterie si et seulement elle est utilisée exclusivement pour des besoins de réseau – gestion de tension, secours local ou maintien de la qualité de l’approvisionnement, par exemple. Dans ce cas, la batterie est considérée comme un actif de réseau, intégré au tarif d’utilisation du réseau et soumis à l’approbation de l’ElCom, l’autorité de régulation. Aujourd’hui, en Suisse, ce sont des sociétés tierces qui possèdent les batteries et qui fournissent des services aux GRD, parfois avec une participation de ces derniers dans ces sociétés.
Vos recherches portent notamment sur la planification du déploiement des BESS dans les réseaux électriques. Que révèlent-elles ?
Nous développons des modèles d’optimisation qui tiennent compte de nombreux facteurs : la topologie du réseau, les types de câbles et de lignes, la répartition des injections et des soutirages, l’évolution des usages, le caractère urbain ou rural du réseau, ou encore la place à disposition pour installer des batteries. Et ce, pour tous les niveaux de tension. Avec Swissgrid, nous travaillons ainsi sur des scénarios à l’horizon 2040 pour la très haute tension. Avec les Services industriels de Lausanne, nous cherchons le meilleur compromis entre renforcement du réseau et intégration de batteries afin de minimiser les coûts pour les consommateurs. Chaque réseau étant spécifique, il n’y a pas de recette unique. Ces outils permettent toutefois de proposer des solutions précises – combien de batteries, où, quelle puissance ? – et planifiées dans le temps.
Faut-il laisser le marché décider du déploiement des BESS ou aller vers une planification plus centralisée à l’échelle nationale ?
C’est un point essentiel. En principe, les modèles d’optimisation que nous développons sont capable de déterminer les solutions optimales, mais, dans un marché libéralisé, elles ne s’imposent pas. On se retrouve alors avec des implantations hasardeuses de batteries, parfois dictées par un objectif purement spéculatif. Or le réseau électrique est une infrastructure critique. Sans tout centraliser, il me paraît donc nécessaire de définir un cadre clair, avec des incitations cohérentes, afin de traduire les calculs optimaux en installations réelles et éviter une répartition sous-optimale des batteries sur le territoire.
Vos recherches portent aussi sur la seconde vie des batteries. Comment l’économie circulaire peut-elle soutenir le système électrique suisse ?
Nous étudions la possibilité de réutiliser des batteries de véhicules électriques lorsqu’elles ne sont plus assez performantes pour la mobilité mais restent adaptées à des usages stationnaires, comme la stabilisation du réseau, l’arbitrage ou l’autoconsommation. Dans le projet Circubat, financé par Innosuisse, nous avons testé différentes typologies de batteries, reproduit des cycles de charge/décharge typiques pour la première et deuxième vie, et observé leur vieillissement. Et certaines batteries se révèlent compatibles avec un usage en stationnaire. Le potentiel est d’ailleurs considérable : d’ici 2035, environ 200 GWh de batteries de véhicules électriques arriveront chaque année en fin de première vie au niveau mondial, soit un volume comparable aux besoins en batteries de stockage des réseaux. Certains constructeurs automobiles se préparent déjà à racheter leurs batteries pour les revendre en seconde vie, et en Suisse, des entreprises commencent à développer ce modèle à petite échelle.
Propos recueillis par Elodie Maître-Arnaud
L’expert
Mario Paolone
Mario Paolone est professeur à l’EPFL, où il dirige le laboratoire des systèmes électriques distribués (DESL). Ses travaux portent sur l’intégration du stockage et des énergies renouvelables dans les réseaux, ainsi que sur la technologie des batteries, en particulier leur vieillissement et leur seconde vie. Plusieurs projets pilotes grandeur nature sont en cours en Suisse et en Europe.