En cas de retour du nucléaire, les investisseurs lèveraient-ils l’option ?

Ce mois-ci, nous passons de l’autre côté du rideau pour explorer une facette souvent controversée de la production d’énergie.

La Suisse semble aujourd’hui s’orienter vers la fin de l’interdiction de construire de nouvelles centrales nucléaires. Comment les grands producteurs d’énergie envisagent-ils ce scénario ? Nous avons posé la question à Alexander Puhrer, responsable de la production nucléaire chez Alpiq.

Rappel des faits

La consultation sur le contre-projet indirect du Conseil fédéral à l’initiative populaire « De l’électricité pour tous en tout temps (Stop au blackout) », visant à lever l’interdiction de construire de nouvelles centrales nucléaires, s’est achevée le 3 avril. Pour mémoire, l’exécutif suisse a proposé une modification de la loi sur l’énergie nucléaire pour permettre l’approbation de nouvelles installations, tout en maintenant la priorité sur les énergies renouvelables. Un tournant dans la politique énergétique du pays, qui, après avoir voté en 2017 la sortie progressive du nucléaire, envisage de lui rouvrir la porte pour assurer à long terme un approvisionnement en énergie sûr et respectueux du climat et de l’environnement.

 

Quel regard portez-vous sur le contre-projet du Conseil fédéral ?

Chez Alpiq, nous défendons l’ouverture technologique. Nous sommes donc en faveur de la suppression de l’article 12a de la loi sur l’énergie nucléaire. Même si nous n’avons pas aujourd’hui l’intention de construire une nouvelle centrale nucléaire, la levée de l’interdiction offrirait des perspectives pour l’exploitation à long terme de nos centrales de Gösgen et de Leibstadt. Elle pourrait notamment nous aider à recruter de nouveaux talents qui ne choisiraient peut-être pas le parcours professionnel du nucléaire dans le contexte d’interdiction actuel. Cette modification de la loi pourrait aussi soutenir les chaînes d’approvisionnement. Et puis l’ouverture technologique est toujours bénéfique pour la recherche.

 

Gösgen et Leibstadt ont respectivement 46 et 41 ans. Jusqu’à quand pourra-t-on raisonnablement miser sur leur prolongation ?

Nous avons toujours beaucoup investi dans leur renouvellement et dans leur maintien à un haut niveau de sécurité. Elles sont aussi à la pointe sur le plan technologique de réhabilitation nucléaire. Les centrales suisses disposent ainsi de permis d’exploitation illimités et peuvent continuer à fonctionner tant qu’elles peuvent être exploitées de façon sûre. En conséquence, nous sommes entrés dans la phase d’exploitation à long terme. Il faut savoir que de nombreuses centrales dans le monde sont déjà en service depuis 50 ans ou ont obtenu une autorisation pour 60 ans, ce qui correspond à notre hypothèse de planification actuelle – c’est sur cette base temporelle que nous investissons et que nous recrutons du personnel. Aux États-Unis, plusieurs centrales ont même obtenu des prolongations de licence jusqu’à 80 ans. Techniquement, c’est possible, et nous étudions la possibilité de le faire nous aussi, ce qui nous mènerait à 2059 – 2064.

 

Cet horizon vous paraît-il suffisant pour accomplir la transition énergétique en Suisse ?

Je vois le mix électrique actuel en Suisse de manière très positive. Le couple hydraulique – nucléaire a bien fonctionné depuis des décennies. Et bien sûr, il est judicieux d’accélérer le développement des énergies renouvelables et d’investir dans les réseaux afin de les intégrer correctement. Si nous arrivons à développer davantage les solutions de stockage, en particulier saisonnier, alors je crois en la possibilité d’une décarbonation complète grâce aux énergies renouvelables, même avec une société encore plus électrifiée. Je pense toutefois que l’énergie en ruban fournie par le nucléaire demeurera précieuse, notamment parce que les renouvelables ne produisent pas autant en hiver que ce dont nous avons besoin et que les capacités de stockage saisonnier ne sont pas encore suffisantes.

 

En cas de levée de l’interdiction, ne serait-il pas moins cher de construire de nouvelles centrales, basées sur des nouvelles technologies, plutôt que de continuer à entretenir des installations anciennes ?

Cette question a été étudiée par l’OCDE, à travers l’Agence internationale de l’énergie atomique. Et investir dans l’exploitation à long terme est économiquement plus pertinent que la construction d’une nouvelle centrale. Dans le cas suisse, c’est encore plus vrai. Nous avons des licences d’exploitation illimitées, des centrales très sûres, bien exploitées, et sur lesquelles nous pouvons nous appuyer. L’exploitation à long terme suppose évidemment de gros investissements ; pour Gösgen, par exemple, il faudra investir environ un milliard de francs jusqu’à la soixantième année de fonctionnement. Davantage si on poursuit encore l’exploitation. Mais construire une nouvelle centrale est bien plus coûteux, et aujourd’hui, si une centrale devait être construite, il serait difficile de savoir dans quel environnement réglementaire cela se ferait. Aucune entreprise ne prendrait donc ce risque pour le moment. Quant à la technologie qui serait utilisée, nous sommes dans une période passionnante, avec beaucoup d’innovations, mais l’expérience manque encore avec les concepts de réacteurs innovants. Par exemple, les SMR (petits réacteurs modulaires) pourraient être un vrai changement de paradigme en matière de viabilité économique, de sûreté, et surtout de seuil d’investissement ; ils seront probablement plus accessibles qu’une grosse centrale de type EPR ou AP1000.

 

Dans quelles conditions Alpiq pourrait-elle envisager un jour un projet de nouvelle centrale nucléaire ?

Je ne peux que me répéter : pour Alpiq, la question d’une nouvelle construction ne se pose pas actuellement. On ne sait pas à quoi ressemblera le système énergétique du futur, ni quelles technologies seront mûres, tant pour la production que pour le stockage. Étant donné la taille de l’investissement, il faudrait en tout cas un cadre réglementaire favorable. Et puis supprimer une phrase dans la loi, c’est une chose ; construire une centrale, c’en est une autre ! L’opinion publique peut être favorable à l’ouverture technologique, mais pas forcément à une construction concrète. En nous concentrant sur l’exploitation à long terme de nos installations existantes, nous continuons à investir dans leur exploitation sûre. Et nous contribuons ainsi à la sécurité d’approvisionnement en Suisse, ainsi qu’aux efforts de décarbonation en cours.

Propos recueillis par Elodie Maître-Arnaud

 

L’expert

Alexander Puhrer

Depuis mars 2024 Alexander Puhrer est responsable de la production nucléaire chez Alpiq et directeur général de la centrale nucléaire de Gösgen (KKG). Il a étudié le génie nucléaire à l’ETH Zurich et à l’EPFL, ainsi que le management général à l’Université de Saint-Gall. Il siège par ailleurs au conseil d’administration de la centrale nucléaire de Leibstadt (KKL) et représente Alpiq et KKG dans plusieurs organes nationaux et internationaux.

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